
Depuis 1990, l’océan a absorbé 26 % des émissions anthropiques de CO2 et la biosphère 30 %, le reste s’accumulant dans l’atmosphère. Sans l’action de ces puits, la croissance du stock de CO2 atmosphérique aurait été bien plus rapide. Pour que les baisses d’émissions conduisent à la neutralité carbone, il est crucial qu’océan et biosphère continuent de retirer le CO2 de l’atmosphère.
Les impacts anthropiques sur les puits de carbone terrestres comme la déforestation ou la reforestation ont été intégrés dans la négociation climatique dès les années 1990. Ce n’est pas le cas de l’océan qui reste l’angle mort des politiques climatiques. La troisième conférence de l’ONU sur l’océan (UNOC) se tient à Nice du 9 au 13 juin. Peut-elle déplacer les lignes ? Un enjeu majeur, comme le soulignent les deux articles publiés sur notre blog à cette occasion.
La chasse à la loutre de mer ou l’économie de prédation
Présente le long des côtes du Pacifique Nord, la loutre de mer est le plus petit mammifère marin. Contrairement à ses congénères vivant dans les eaux froides, elle ne dispose pas d’une épaisse couche de graisse facilitant sa régulation thermique. Elle est protégée du froid par l’un des pelages les plus denses du règne animal. L’intérêt économique de sa fourrure a bien failli causer son extinction.
Les trappeurs commencèrent à exploiter commercialement le filon dès le début du xviiie siècle en traquant l’animal le long des côtes russes. Les fourrures étaient écoulées en Chine et en Europe. L’activité changea d’échelle après 1850, avec la cotation des fourrures sur le marché des matières premières de Londres, qui devint la plaque tournante du commerce international. L’offre peinant à suivre la demande, la hausse du prix des fourrures incita au déplacement des aires de capture vers l’est. Le détroit de Behring fut franchi. Les côtes de l’Alaska faisant à leur tour l’objet d’une surexploitation, les volumes s’effondrèrent. Une division par dix des volumes traités sur le marché de Londres entre 1885 et 1900. La pénurie d’offre attisant l’envolée des cours, les trappeurs commencèrent à s’attaquer à des stocks encore plus fragiles en descendant le long du Pacifique jusqu’en Californie.

En déplaçant les aires de capture à mesure de l’épuisement des stocks d’animaux, on se dirigeait vers une extinction totale de l’espèce. Pour éviter l’effondrement final, un traité international, le North Pacific Fur Seal Convention, fut signé en 1911 entre la Russie, les États-Unis, le Japon et le Royaume-Uni (pour le compte du Canada) prohibant la traque de l’animal. Ce fut l’un des premiers traités internationaux de protection de l’environnement qui sauva probablement l’espèce, alors ramenée à moins de deux mille survivants.
On estime aujourd’hui la population de loutres de mer entre cent et cent cinquante mille individus, soit les deux tiers de sa population d’avant la grande prédation. L’espèce est encore soumise à des prédations humaines (braconnage, prises accidentelles dans les filets de pêche, marées noires et pollutions côtières) et animales (en particulier les orques et les requins blancs). Certaines populations, notamment dans l’archipel aléoutien, au large de l’Alaska, subissent à nouveau un déclin.
Une alliée pour protéger le puit de carbone océanique
Pour maintenir sa température corporelle à 35 °C dans des eaux froides, la loutre de mer ingurgite quotidiennement jusqu’au quart de son poids. Carnivore, elle se nourrit principalement de petits crustacés, d’étoiles de mer et surtout d’oursins. L’oursin est un gros mangeur d’algues. Sitôt que la loutre disparaît, il prolifère au détriment des ressources en algues. Par ses prédations, la loutre exerce un rôle régulateur sur la population d’oursins et protège les kelps, ces forêts de varech sous-marines dont est friand l’oursin. Or, ces forêts stockent de grandes quantités de CO2. Les chercheurs de l’université de Californie ont estimé que la présence de la loutre accroît d’un facteur douze la capacité de stockage du CO2 de ces écosystèmes marins. La loutre de mer est donc un allié précieux pour protéger ou renforcer l’action du puits de carbone océanique.
La régulation de la population d’oursins par celle des loutres illustre un mécanisme que les chercheurs appellent les cascades trophiques. Le phénomène a été décrit dès 1949 par l’écologue américain Aldo Leopold, qui observa la prolifération de la population des cerfs, un autre herbivore, à la suite de l’élimination du loup, son prédateur naturel. Dans le milieu naturel, la régulation d’une population résulte de multiples interactions, souvent liées aux ressources accessibles (nourriture, habitat…). Mais il faut compter avec ses prédateurs. Les cascades trophiques révèlent le rôle des carnivores à l’amont des chaînes alimentaires dans la régulation des populations d’herbivores vivant sur les continents, ou dans les océans à l’instar de l’oursin. Ce mécanisme peut avoir un impact sur la capacité de la nature à stocker le CO2 de l’atmosphère, comme l’explique Oswald J. Schmitz dans son ouvrage The New Ecology.

La prolifération d’oursins consécutive au déclin de la loutre de mer altère localement le fonctionnement de la pompe à carbone océanique. Protéger la loutre est donc une action qui se justifie, au-delà de la valeur qu’on peut donner à telle ou telle espèce, par l’objectif climatique. Le long de la côte de Colombie-Britannique, dans l’Ouest canadien, la réimplantation de la loutre a été un succès. La restauration des kelps permet à l’écosystème côtier de stocker chaque année l’équivalent de 6 à 10 % des émissions de CO2 de la province.
L’océan, angle mort des politiques climatiques
Mais ce bénéfice climatique n’apparaît nulle part dans l’inventaire des émissions de gaz à effet de serre que le Canada doit établir chaque année et soumettre aux Nations unies dans le cadre de l’accord de Paris.
Dans les COP climat, lorsque les pays rendent compte de leur contribution à l’accord de Paris, ils comptabilisent les émissions ou absorptions de carbone résultant des modes d’utilisation des terres. Aucun n’est redevable de ses impacts sur l’océan où est pourtant stocké le plus grand réservoir de carbone de la planète. Ce trou dans la raquette est souvent justifié par le caractère extraterritorial de l’océan ou l’insuffisante connaissance de son fonctionnement. Des justificatifs à bon compte, comme le montrera le prochain article du blog : UNOC et climat : (2) la protection de l’océan et l’action climatique .
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