UNOC & climat : (2) l’angle mort des politiques climatiques

Les impacts anthropiques sur les puits de carbone terrestres comme la déforestation ou la reforestation ont été intégrés dans la négociation climatique dès les années 1990. Ce n’est pas le cas de l’océan qui reste l’angle mort des politiques climatiques. La troisième conférence de l’ONU sur l’océan (UNOC) se tient à Nice du 9 au 13 juin. Peut-elle déplacer les lignes ?

La protection du puits de carbone océanique est un enjeu climatique majeur, pour une raison simple : la biosphère terrestre stocke l’équivalent de 4 fois la quantité de CO2 présente dans l’atmosphère. L’océan en stocke l’équivalent de pratiquement 50 fois !

Le fonctionnement du puits de carbone océanique

Le fonctionnement du puits de carbone océanique est particulièrement complexe. On peut le schématiser ainsi : le CO2 est dilué en surface dans les eaux de l’océan. Une partie de ce carbone est transférée vers les fonds marins, où il sera stocké pour longtemps sous forme de sédiments. Le transfert de la surface vers le fond s’opère grâce à la biodiversité marine. Les phytoplanctons, des microalgues utilisant la photosynthèse dans la partie lumineuse de l’océan pour leur croissance, jouent un rôle prépondérant dans le fonctionnement de cette pompe à carbone biologique.

La capacité de stockage du CO2 par l’océan est en premier lieu susceptible d’être altérée par l’impact du réchauffement climatique. En surface, le CO2 est dissous par des mécanismes physiques tributaires de la température de l’eau. Les eaux froides absorbent le carbone atmosphérique que les eaux chaudes rejettent. Le réchauffement global risque de perturber ce mécanisme en même temps qu’il provoque l’acidification de l’eau.

Le fonctionnement de la pompe biologique est également susceptible d’être altéré. Sitôt que la température de l’eau augmente, les coraux blanchissent et les barrières coraliennes sont affaiblies. Les records de température océaniques ont ainsi déclenché en 2024 un épisode mondial de blanchissement d’une ampleur sans précédent, affectant aussi bien la grande barrière australienne que les massifs situés en mer Rouge ou dans les Caraïbes.

Mais ces écosystèmes côtiers ne constituent qu’un échantillon de taille minuscule comparé à l’immensité de l’océan. L’affaiblissement potentiel du puits de carbone océanique est difficile à modéliser en raison de nombreuses incertitudes, « la plus importante étant la réponse du vivant au changement climatique », suivant l’expression de l’océanographe Laurent Bopp et de ses coauteurs dans leur note scientifique accessible sur la plate-forme Océan et climat.

Les atteintes au puits de carbone océanique

À l’impact du réchauffement sur le fonctionnement du puits de carbone, s’ajoutent ceux résultant de l’activité humaine. La protection de la loutre marine (voir article précédent sur le blog) illustre une pratique bénéfique en termes de stockage de carbone par l’océan, mais qui ne fait que corriger une prédation anthropique antérieure. D’autres pratiques humaines peuvent jouer positivement. La conchyliculture a par exemple un effet bénéfique car la coquille de l’huître ou de la moule piège du carbone. Cet effet disparaît si, en fin de cycle, ces coquilles sont incinérées par mégarde avec d’autres déchets. Il en va de même de protection des herbiers marins qui contribue à l’absorption de « carbone bleu ». A plus grande échelle, certains imaginent demain des méthodes de type industriel permettant de stimuler la production de phytoplanctons grâce à la fertilisation de l’océan ou de contrer son acidification via son alcalinisation artificielle.

Dans certains cas, impacts anthropiques et climatiques peuvent s’additionner. Le krill de l’Antarctique, l’espèce pélagique la plus abondante de la planète, est ainsi doublement menacé par la surpêche industrielle et le réchauffement des eaux océaniques nuisible à sa reproduction. Or, les krills séquestrent chaque année autant de carbone sous forme de sédiments au fond de l’océan (300 Mt de CO2) que la totalité du « carbone bleu » absorbé par les herbiers marins, les marais salés et les mangroves dans le monde.

D’après l’IPBES, la surpêche est la première cause de dégradation de la biodiversité marine. La surexploitation de la loutre marine ou celle du krill antarctique en fournissent deux illustrations. Il reste beaucoup d’autres cas à documenter pour analyser les impacts de la surpêche sur la composition de cette biodiversité et diagnostiquer leurs incidences sur la capacité de séquestration du carbone par les océans.

L’un d’entre eux est désormais établi. Le chalutage des fonds marins provoque probablement un relâcher de CO2 de l’ordre de 1,5 Gt de CO2 par an. Le raclage du sous-sol agit de façon similaire au labour en surface. Il libère une partie du carbone qui était séquestré dans le sol au fond de l’eau. Sous l’angle du cycle du carbone, la disparition d’une forêt d’algues sous-marines est l’équivalent de la déforestation sur terre et le chalutage des fonds, celui d’un labour profond.

Le chalutage de fond affaiblit le puits de carbone océanique

L’empreinte climat de la déforestation et des labours est répertoriée dans les inventaires de gaz à effet de serre, malgré les nombreuses difficultés méthodologiques. En dépit de ces difficultés, il serait possible d’y intégrer l’impact des pratiques de pêche et des autres activités affectant le puits de carbone océanique. Les méfaits de la pêche et du déversement des polluants seraient comptabilisés en émission. Les bénéfices apportés par la protection de la loutre marine ou celle de la grande barrière de corail, le plus vase herbier marin de la planète, seraient comptés en absorptions.

Un enjeu de justice climatique

Pour sortir de « l’angle mort » des politiques climatiques, il faudrait en premier lieu exiger que les impacts de l’activité humaine sur l’océan, positifs ou négatifs, soient correctement comptabilisés dans les inventaires nationaux de gaz à effet de serre à partir desquels sont pris les engagements des Etats dans le cadre de l’accord de Paris, les fameuses « contributions nationales déterminées ».

Un argument avancé pour justifier la non prise en compte de l’océan dans les politiques climatiques est le caractère territorial des inventaires de gaz à effet de serre qui servent au suivie des engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris. Ici encore, l’argument est trompeur.

En droit international, chaque pays est responsable, depuis la convention des Nations unies de Montego Bay (1982), de la gestion de la pêche dans les « zones économiques exclusives ». Ces zones ne recouvrent que le tiers de la surface de l’océan, mais 90 % des ressources halieutiques et des activités de pêche. Les États sont donc redevables des atteintes que l’activité humaine est susceptible de porter sur cette partie du puits océanique.

Pour la partie de haute mer, ce bien commun aujourd’hui si mal protégé, ce pourrait être le rôle de l’Organisation maritime internationale, comme elle est déjà censée le faire pour les émissions de carbone fossile rejeté par les navires, ou de tout autre organisme impartial affilié aux Nations Unies.

Pêche artisanale au Sénégal

Derrière les mauvais prétextes justifiant la non intégration du puits de carbone océanique dans les politiques climatiques se cachent également les intérêts économiques de la pêche industrielle et des pays la pratiquant. En absence de régulation, ces intérêts déstabilisent les pêcheries artisanales moins prédatrices pour l’océan et contribuant aux approvisionnements alimentaires locaux, comme le long des côtes africaines. L’enjeu de la protection du puits de carbone océanique rejoint ainsi celui de la justice climatique, particulièrement dans les pays du Sud.  

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  • Le texte de cette contribution est extrait du chapitre 6 de Carbone fossile, carbone vivant intitulé : « Attention puits de carbone ». Plus d’information sur livre : ICI
  • voir l’analyse de l’UNOC par la Plate-forme océan et climat : ICI
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