
L’univers virtuel des réseaux sociaux est celui de l’immédiateté. Un utilisateur de TikTok y navigue en moyenne 95 minutes chaque jour, avec à la clé plusieurs centaines de clics. En politique, la vague populiste surfe sur ce courant d’informations qui submerge notre quotidien. A la Maison Blanche, chaque signature de décret présidentiel est une séquence de téléréalité, immédiatement relayée sur les réseaux sociaux où les essaims de suiveurs se forment et se déforment au gré des clics.
Dans ces mondes virtuels, on prend les décisions en fonction des aléas du moment, quitte à revenir rapidement en arrière en cas de réactions inattendues. Une telle soumission aux humeurs du court terme n’est pas compatible avec l’action face au réchauffement planétaire et à la dégradation de la biodiversité.
Le premier antidote à la tyrannie de l’immédiat doit être la science. C’est pourquoi le GIEC joue un rôle si structurant en matière d’action climatique. Depuis 1990, le GIEC a publié six rapports d’évaluation. Ces rapports fournissent des balises précieuses, documentant l’état des connaissances scientifiques sur le système climatique, les impacts et les adaptations possibles face au réchauffement, les leviers d’atténuation pour le stabiliser.
Le temps de navigation entre deux balises tend cependant à augmenter : 5 ans entre le premier et le second rapport du GIEC ; 9 ans entre les deux derniers rapports. Pour éviter que les décideurs ne se perdent en route, un collectif de chercheurs publie désormais un tableau de bord annuel, reprenant les méthodologies utilisées par le GIEC. J’ai lu leur rapport sur l’année 2024, rendu public la semaine passée. Voici ce que j’en ai retenu.
Les clignotants dans le rouge malgré le ralentissement des émissions
Le tableau de bord annuel actualise en premier lieu les informations sur les émissions de CO2 jusqu’en 2024 et sur celles des autres gaz à effet de serre (GES) jusqu’en 2023. Sans surprise, cette actualisation confirme le ralentissement des émissions mondiales observé depuis 15 ans, principalement provoqué par celles de CO2 (graphique).

Ce ralentissement est insuffisant pour modérer la croissance du stock de GES dans l’atmosphère, dont le rythme se maintient, et s’est même accéléré pour le méthane depuis le début des années 2020. Or c’est ce stock qui est le moteur anthropique du réchauffement climatique. Ce moteur joue d’autant plus fortement que les rejets d’aérosols (principalement le SO2) refroidissant la planète se réduisent du fait du resserrement des contraintes sur les polluants locaux dans le transport maritime international et en Chine.
De ce fait, le réchauffement ne connaît pas de répit. Il a franchi pour la première fois la ligne de 1,5°C en 2024. Les facteurs anthropiques en ont expliqué 1,36°C, le reste étant attribué à la variabilité naturelle du climat, en particulier l’épisode El Niño de 2024.
Sur les dix dernières années connues, le réchauffement global atteint 1,24°C relativement à l’ère préindustrielle. Sur l’océan, il dépasse désormais 1°C. Sur terre, il se situe pratiquement à équidistance entre 1,5 et 2°C.

Sans surprise la poursuite du réchauffement alimente la montée du niveau de la mer, sous l’effet de la dilatation thermique et de la fonte des glaces continentales. La hausse du niveau moyen de l’océan est estimée à 22,8 cm depuis le début du siècle dernier. Entre 2019 et 2024, elle a été de 4,3 mm/an, bien au-dessus de la tendance historique (1,8mm/an).
Quels leviers d’action ?
Pour stabiliser le réchauffement, il faut en premier lieu drastiquement réduire les émissions de carbone fossile. Comme le notait déjà le Global Carbon Budget à l’automne dernier, le budget carbone résiduel pour avoir une chance sur deux de limiter le réchauffement à 2°C ne représente plus que 28 années des émissions actuelles. Pour viser 1,5°C, c’est désormais moins de 5 années !
Le tableau de bord montre également l’impact de la réduction des rejets d’aérosols qui contribue au réchauffement : moins d’aérosols dans l’atmosphère, c’est moins de problèmes sanitaires à terre, mais aussi plus de réchauffement car les aérosols voilent le rayonnement solaire et agissent sur la formation des nuages. Cet impact est rapide. Les aérosols ne séjournant pas longtemps dans l’atmosphère, une réduction de leurs émissions se répercute rapidement sur le volume de leur stock dans l’atmosphère.
Pour contrarier cet impact, la meilleure voie est de réduire les émissions de méthane. Le méthane ayant une durée de séjour dans l’atmosphère plus courte que celle des autres gaz à effet de serre, sa réduction agit nettement plus rapidement sur le réchauffement qu’une réduction équivalente de CO2 ou de protoxyde d’azote.
Le tableau de bord met enfin en avant l’apparition de rétroactions climatiques qui aggravent les effets des émissions anthropiques. Le réchauffement global stimule ainsi les émissions de méthane dans les zones humides tropicales et risque, demain, d’accentuer celles résultant de la fonte du permafrost. Conjugué aux épisodes de sécheresses, il accentue également les émissions générées par les méga-feux de forêt et altère la capacité de croissance des arbres ou leur vulnérabilité face aux invasifs.
Dans les deux cas ces rétroactions amplifient le réchauffement. Agir contre ces rétroactions, par exemple en adaptant les stratégies de gestions forestières, répond donc à une double logique d’adaptation et d’atténuation du changement climatique.
Feux de forêt, carbonatation du ciment et gaz fluorés
Si le tableau de bord se fixe comme règle de « coller » aux méthodes des rapports d’évaluation du GIEC, il apporte également des compléments utiles. J’ai particulièrement apprécié ceux concernant les émissions provoquées par les méga-feux, les gaz fluorés et celui concernant l’absorption du CO2 atmosphérique par le ciment.

Dans la figure ci-dessus apparaissent trois façons de comptabiliser les émissions mondiales de GES. A 55,4 Gt d’équivalent CO2, le premier bâtonnet visualise les émissions de l’année 2023, calculées suivant les normes retenues par le GIEC . L’agrégation des données d’inventaires nationaux recueillies sur le site des Nations-Unies donne des émissions de seulement 47,1 Gt pour la même année. L’écart principal est à imputer à la façon de comptabiliser les émissions liées aux changements d’usage des terres, en particulier à la frontière retenue entre les émissions-absorptions d’origine anthropique et celles d’origine naturelle.
Le batônnet central est une innovation du tableau de bord qui a élargi les sources et les absorptions de CO2 prises en compte, pour aboutir à un total d’émissions de 56,9 Gt d’équivalent CO2 (+1,5Gt relativement à l’évaluation standard). La prise en compte de la séquestration du carbone par les ouvrages en ciment (« carbonatation » du ciment) représente un puit de carbone de 0,8 Gt de CO2. Mais elle est plus que compensée par les émissions de méthane et de protoxyde d’azote par les feux de forêt et la combustion de biomasse (1Gt d’équivalent-CO2) et celles provenant des CFC et autres gaz fluorés non couverts par la convention climat (UNFCCC), à hauteur de 1,3 Gt d’équivalent CO2 en 2023.
Sur la période récente, les émissions de F-gaz répertoriées dans le cadre de l’UNFCC, dépasse celles de F-gaz dont la régulation a été mise en place par le protocole de Montréal (1987) destiné à protéger la couche d’ozone . Mais cette situation est relativement récente. Quand la lutte pour la protection de la couche d’ozone a démarré, les émissions de CFC et des autres F-gaz détruisant cette couche exerçaient un réchauffement équivalent à pratiquement 12 Gt de CO2, soit la moitié des émissions de carbone fossile de l’époque (22 Gt d’équivalent-CO2).

La diminution spectaculaire des émissions de F-gaz réalisée pour protéger la couche d’ozone a ainsi eu un impact majeur sur l’action climatique, malgré le développement de substituts à ces gaz, comme les HFC, pour couvrir les besoins de climatisation et réfrigération. Ce résultat s’observe aujourd’hui dans la diminution de la concentration atmosphérique des CFC qui contribue à atténuer le réchauffement climatique.
Compte tenu de la durée de séjour des gaz CFC dans l’atmosphère, de l’ordre du demi siècle, cette effet d’atténuation devrait se prolonger pendant quelques décennies. Une bonne illustration de l’inertie du stock par rapport au flux, qui joue désormais de façon bénéfique pour l’action climatique dans le cas des F-gaz.
A l’inverse, cette inertie joue encore à la hausse du thermomètre pour le CO2 et le méthane, malgré le ralentissement des émissions. D’où les clignotants rouges du tableau de bord. Demain, si on parvient à durablement inverser leur trajectoire d’émission, cette inertie pourra également jouer à sa baisse. Mais pour cela, il faut accélérer la transition bas carbone et ne pas succomber aux sirènes de ceux qui voudraient rétrograder.
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