Comprendre les enjeux de la géo-ingénierie « Le grand retournement »

Ouvrage disponible dans toutes les bonnes librairies

Géo-ingénierie ? Le terme reste mystérieux pour le plus grand nombre et plutôt inquiétant. Le grand talent de Marine de Guglielmo Weber et Rémi Noyon est de nous guider dans sa genèse historique, de nous dévoiler la diversité de ses applications et de nous aider à poser les bonnes questions sur les conditions de son déploiement. L’heure n’est en effet plus aux débats abstraits ou aux représentations dystopiques. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, « la géo-ingénierie infiltre les politiques climatiques ».

Utilisé pour la première fois en 1977 par Cesare Marchetti, par ailleurs grand modélisateur des systèmes énergétiques, le terme devient canonique avec le rapport de la Royal Society de 2009 : Geoengineering the climatescience, governance and uncertainty. Dans l’intervalle, des chercheurs de renom – le chimiste Paul Crutzen et le physicien David Keyth – ont mis leur caution intellectuelle dans la balance. Le terme regroupe deux grandes familles d’intervention sur le système climatique : celles agissant sur le rayonnement solaire (chapitre 2) et celles retirant le CO2 de l’atmosphère (chapitre 3).

« Voiler le soleil »

L’idée de « voiler le soleil » pour refroidir le climat en s’inspirant des éruptions volcaniques par injections d’aérosols soufrés dans l’atmosphère est avancée dans les années 70 par le climatologue soviétique Mikhaïl Boudyko. Reprise aussi bien par Crutzen que Keyth, c’est aujourd’hui la méthode la mieux documentée. Elle consiste à injecter suffisamment d’aérosols dans la stratosphère pour constituer le voile réfléchissant une partie du rayonnement solaire, puis à le renouveler par des injections continues à mesure que ces aérosols retombent à terre.

La méthode comporte un certain nombre de risques, nous rappellent les auteurs, en particulier ceux d’altérer la couche d’ozone et de détraquer les climats régionaux. Sans évoquer les risques d’une interruption brutale des injections. Quant au coût, il serait massif avec la création d’une armada d’avions ou de ballons nécessaire à la constitution puis la maintenance du voile solaire. Mais avez-vous bien évalué les coûts des scénarios climatiques reposant sur les seules méthodes d’atténuation et d’adaptation ? Ne manqueront de répliquer les géo-ingénieurs.

L’ouvrage répertorie bien d’autres façons de modifier les rayonnements solaires. Dans la troposphère, le blanchiment des nuages consiste à accroître artificiellement leur albedo grâce à des cristaux de sel qui favorisent la condensation de la vapeur d’eau. La technique est déjà utilisée localement, notamment en Australie où les chercheurs espèrent ainsi sauver une partie de la grande barrière de corail. Doit-on l’utiliser à grande échelle ? Par exemple en utilisant les flottilles de radeaux imaginées par l’ingénieur Salter, capables d’extraire le sel d’eau de mer avec de l’énergie renouvelable et de le propulser dans les airs.

Radeau imaginé par Stephen Salter pour blanchir les nuages (2008, Royal Society)

A la surface du globe, les projets ne manquent pas, ni les financements des start-up qui les portent rappellent les auteurs : renforcer artificiellement les glaces de l’Arctique, les calottes polaires de l’Antarctique et du Groenland pour maintenir leur albédo, éclaircir les océans en créant artificiellement plus d’écumes qui réfléchissent les rayons solaires.

Sortons enfin de l’atmosphère, « les projets de géo-ingénierie spatiale sont nombreux, et leurs concepteurs ne manquent pas d’inventivité » (P.93). Déjà en 2006, Roger Angel avait imaginé installer une constellation de miroirs au point de Lagrange (à 1,5 millions de km de la Terre), susceptible de dévier une partie des rayons solaires se dirigeant vers la Terre.

Retirer le CO2 de l’atmosphère

Contrairement à celles du « voile solaire », les techniques consistant à retirer le CO2 de l’atmosphère sont répertoriées dans le 6ème rapport d’évaluation du GIEC. La majorité des scénarios limitant le réchauffement en dessous 2°C y ont recours. Ces techniques s’ajoutent aux méthodes traditionnelles de séquestration comme la plantation d’arbres ou les pratiques agroécologiques stockant le carbone dans les sols.

La capture et le stockage du CO2 à la sortie d’unités industrielles brûlant de la biomasse et la fabrication industrielle de biochar ensuite stocké dans les sols visent à accroître le stockage du CO2 à partir de la biomasse. D’après leurs promoteurs, leur potentiel est élevé, voire mirifique. Mais ont-ils vérifié que les prélèvements de biomasse ne s’opèrent pas au détriment de la biodiversité et donc de l’habilité de la planète (P.141-143) ?

Nouvel eldorado des géo-ingénieurs : le captage direct du CO2 atmosphérique, soit par des unités industrielles arborant des sortes d’aspirateurs géants (image ci-dessous), soit par l’épandage de l’olivine extraite du basalte pour accélérer le retour du carbone atmosphérique à la lithosphère. Ici encore, le décalage est grand entre les ambitions affichées et les réalisations concrètes.

Installation de capture directe de CO2 en Islande (2024)

Les océans, de loin le premier réservoir de carbone de la planète, absorbent chaque année environ un quart des émissions mondiales de CO2. La géo-ingénierie ambitionne de renforcer cette capacité d’absorption. Les premières expérimentations d’ensemencement des océans à l’aide de sulfate de fer pour accélérer l’activité des phytoplanctons qui absorbent le carbone par photosynthèse ont été peu concluantes. La priorité se tourne aujourd’hui vers la protection des herbiers, mangroves et autres écosystèmes côtiers. Plus récemment est apparue une nouvelle famille de projets visant l’alcalinisation des océans pour contrarier leur acidification et développer leur capacité d’absorption de CO2.

Les prochaines étapes ?

L’ouvrage de Guglielmo Weber et Noyon ne se résume pas à la documentation rigoureuse, et d’une grande utilité, de la géo-ingénierie. Il pousse le lecteur à faire son propre diagnostic et à se poser les bonnes questions.

« Devant l’inadéquation de notre modèle économique avec le système Terre, il est très vite apparu préférable de réformer le second plutôt que le premier » nous disent les auteurs (P.69). L’entreprise reflète une vision prométhéenne, dans laquelle l’Humain serait en mesure de contrôler le système Terre comme s’il s’agissait d’une immense machinerie. Mais les promesses d’agir sur le système climatique risquent d’être une sorte d’échappatoire, reportant à plus tard les transformation que les contraintes du système Terre, avec ses fameuses « frontières planétaires », imposeront dans tous les scénarios. Les géo-ingénieurs promettent de gagner du temps. N’est-ce pas du temps perdu pour la transformation du système économique ?

Pour « placer la limite entre l’innovation salvatrice et l’artificialisation de trop » (P.14), on ne peut guère compter sur le cadre multilatéral qui s’effiloche en matière de réduction des émissions depuis l’adoption de l’Accord de Paris. En l’absence d’un tel cadre, les auteurs nous montrent combien la géo-ingénierie mobilise moyens financiers et projets qui testent en permanence les limites de ce qui est acceptable ou pas. A mesure que le budget carbone résiduel pour endiguer le réchauffement global s’épuise, cette mobilisation repousse les limites et la géo-ingénierie s’infiltre dans l’action climatique. Un changement d’échelle opéré sous l’initiative d’un ou d’une coalition d’un nombre limité d’Etats serait dans ce contexte tout à fait possible. Le roman Le ministère du futur où l’Inde déclenche unilatéralement une géo-ingénierie à grande échelle pourrait ainsi être prémonitoire, nous indiquent les auteurs.

La science pourra-t-elle servir de garde-fou face au déplacement de ces limites ? Rien n’est moins sûr. En intégrant dans la panoplie des mesures d’atténuation nombre de méthodes recommandées par les géo-ingénieurs, le 6ème rapport du GIEC a pris acte de ce déplacement des limites. Mais surtout, Guglielmo Weber et Noyon nous rappellent combien l’émotion, les opinions, les réseaux sociaux et leurs fake news conditionnent de plus en plus les prises de décision. D’où la multiplication des références philosophiques ou littéraires qui constituent une richesse du livre. Les auteurs nous incitent à nous y reporter. Aux lecteurs de cette recension, je recommanderais cependant de commencer, avant tout autre lecture, par celle du Grand retournement !

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  • Plus d’information sur l’ouvrage : ICI
  • Lire le rapport de la Royal Society : ICI
  • Une fiche pédagogique du GIEC sur la séquestration du CO2 : ICI
  • Plus d’information sur le roman Le ministère du futur : ICI
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