Le « capitalisme viral » peut-il sauver la planète ?

Ouvrage collectif des chercheurs de Dauphine

Contribution à l’ouvrage collectif « COVID19-Regards croisés sur la crise » (Université Paris Dauphine-PSL). La pandémie a accéléré la numérisation de l’économie, la bascule vers le « capitalisme viral » suivant la formule d’Yves Citton. Cette mue nous éloigne du capitalisme d’hier basé sur les énergies fossiles. Elle dope la transition énergétique en substituant l’électron vert aux sources fossiles et en investissant dans les réseaux intelligents et l’efficacité énergétique. Mais le capitalisme viral pousse au consumérisme, incompatible avec la sobriété énergétique. Il génère des inégalités croissantes de patrimoine minant la cohésion sociale. Il préconise des logiques de contrôle de la nature quand la résilience exige d’investir dans la diversité du milieu naturel et des êtres vivants le composant. C’est pourquoi la transition bas carbone implique de puissantes régulations pour subordonner la logique du capitalisme viral à l’intérêt général et à l’impératif de préservation de la planète.

L’un des effets les plus sûrs de la pandémie est d’accélérer la numérisation de
l’économie, la bascule vers le « capitalisme viral » suivant la formule d’Yves
Citton. Les indices boursiers nous le rappellent tous les jours. Exxon, longtemps
première capitalisation mondiale, a été sorti du Dow Jones. Tesla vaut plus
cher que Ford et General Motors réunis, et Zoom plus que l’ensemble des
compagnies aériennes et hôtelières américaines. Cette mue du capitalisme
thermo-industriel d’hier basé sur les énergies fossiles était amorcée depuis la
crise financière de 2009. Le coronavirus lui a donné un coup d’accélérateur
qui va doper la transition énergétique.

Les ressorts du capitalisme viral

Avant l’invasion du coronavirus, nous avions oublié les virus biologiques, obnubilés
que nous étions par leurs cousins informatiques. Dans le monde numérique,
les virus menacent la stabilité des réseaux. Pour prévenir leur effondrement, il
existe quantités de vaccins qu’on peut se procurer sur le marché : des anti-virus.
Ces défenses individuelles seraient inopérantes en l’absence d’opérateurs qui
détectent les attaques virales. Des opérateurs de « santé publique » exerçant à
notre insu une surveillance sur chacun d’entre nous.
Comme le rappelle Yves Citton (1), le virus numérique est alternativement un
ennemi et un allié, ou une manne potentielle. Chaque youtubeur rêve que sa
vidéo devienne virale. Quand un tweet le devient, le réseau s’emballe. Il peut
rapporter beaucoup de renommée, et aussi… beaucoup d’argent !
Le gisement de valeur du capitalisme numérique est le stock d’information
qu’il détient sur chacun de nous. Nous-mêmes alimentons ce stock par
les traces que nous laissons à chacune de nos communications, de nos
déplacements, de nos achats. Cette information se multiplie à la façon du
virus pour devenir matière à valorisation. Son coût additionnel d’acquisition
(le coût « marginal ») est négligeable une fois les investissements de départ
effectués. C’est ainsi que se construisent les fortunes des GAFAM et celle des
autres opérateurs du capitalisme viral.
L’expansion du capitalisme viral dope la transition énergétique. Il substitut
du transport d’information à du transport de personnes ou de marchandises.
Son carburant est l’électron. Dans la mobilité terrestre, il ne s’intéresse pas
au moteur à combustion mais aux systèmes de conduite automatique et à
la mobilité électrique. Dans la mobilité aérienne, ce sont les drones, les taxis
aériens, les avions électriques de demain qui attirent ses investissements.
Dans la transition énergétique, il est motivé par les nouvelles sources d’énergie
renouvelables, la gestion intelligente des réseaux, les méthodes d’intelligence
artificielle, la ville connectée.

Le capitalisme viral a déjà gagné la bataille contre le capitalisme thermo-industriel. Son emprise croissante va accélérer la baisse des émissions de CO2.
Ses promoteurs promettent en prime une nouvelle croissance portée par la
« quatrième révolution industrielle ». Le père de la théorie de la croissance,
Robert Solow, s’étonnait déjà de voir des ordinateurs partout sauf dans les
statistiques de productivité. Ses successeurs ont confirmé le diagnostic :
le numérique bouscule les conditions de la concurrence, détruit les formes
traditionnelles du salariat et casse les prix. De la croissance en plus ? On ne la
voit nulle-part au plan macroéconomique.
Le capitalisme viral nous dirige en revanche vers des sociétés de contrôle.
Pour lutter contre la pandémie, ses ressources sont mobilisées pour accélérer
la recherche médicale sur des moyens thérapeutiques mobilisables à grande
échelle. C’est un progrès considérable. Il permet aussi de tracer les personnes
en contact avec le virus. Le risque que cela représente pour les libertés
individuelles sitôt que ces informations sont centralisées au sein de l’appareil
d’État n’échappe à personne.
Cette logique de contrôle s’applique également à la transition bas carbone. Le
projet écologique du capitalisme viral, c’est de prendre le contrôle des cycles
naturels. Cette logique « capitalocène » le conduit à parier sur des méthodes
de géo-ingénierie pour renforcer la résilience des sociétés post Covid-19.
Souvent liées à des visions transhumanistes, ces logiques tournent le dos au
nécessaire investissement dans la diversité des écosystèmes et la restauration
des puits de carbone, la deuxième jambe de la transition bas carbone.
Les méthodes du contrôle viral pour assurer la résilience face au réchauffement
font peur. Elles déclenchent des réactions qui pourraient conduire à des
formes mieux régulées de capitalisme. Entre les déclinaisons inquiétantes
du capitalisme viral chinois ou américain, c’est une peu la force d’un modèle
européen qui pourrait alors l’emporter.

Valeurs privées et patrimoine commun

Lorsqu’on l’interroge sur le capitalisme post Covid-19, Mark Carney, le banquier
central qui vit avant les autres le risque climatique, se réfère au philosophe
Michael Sander pour prôner un capitalisme qui « met les valeurs au-dessus
des évaluations ». Il entend par là, passer d’une société de marché où « les
prix de chaque chose deviennent la valeur de chaque chose » à un système
inversé où « les valeurs collectives forgent la valeur privée (2) ».
Cette option du capitalisme régulé par l’intérêt général implique un profond
rééquilibrage entre État et marchés, entre patrimoine commun et valeurs
financières. Sous le coup de l’urgence, un tel rééquilibrage a été imposé par
la Covid-19, les États prenant de facto le contrôle des économies pour les
mettre à l’arrêt. Dans la période de remise en marche, une aspiration forte
des opinions publiques est de maintenir ce primat du collectif sur les valeurs
privées en commençant par la santé publique.
Le patrimoine commun d’une société, c’est d’abord un ensemble de
règles permettant à chaque citoyen d’avoir accès à un socle de ressources
financières et de services essentiels. Le mouvement des gilets jaunes a
montré l’importance de l’accès aux services essentiels. Contrairement à
d’autres pays, la France a peu connu d’accroissement des inégalités de revenu
(après redistribution), comme le rappelle Guillaume Bazot (3). En revanche, les
inégalités dans l’accès aux services publics se sont accrues. Pour accroître la
résilience post Covid-19, le capitalisme régulé doit mobiliser des ressources
pour réinvestir dans ces services publics.
Est-il envisageable de concilier ce réinvestissement avec la folle dynamique
des valeurs d’actif ? Leur déconnexion de l’économie réelle exerce un double
effet délétère. Elle accroît les inégalités de patrimoine qui finissent, si on ne les
enraye pas, par impacter celle des revenus. Elle accentue la vulnérabilité du
système économique à l’endettement qui agit comme une drogue : son stock
s’accumule sur la base d’actifs immobiliers ou financiers surévalués. Sortir de
l’engrenage de la hausse du prix des actifs et de celle de l’endettement est
probablement l’une des tâches les plus complexes pour restaurer le primat de
l’intérêt général sur les intérêts privés.

Le cas du climat et de la biodiversité

Pour viser la neutralité carbone, qui seule permettra de stabiliser le
réchauffement global, il convient de subordonner les évaluations privées à la
valeur collectivement accordée au climat.
La bourse n’est d’aucune utilité en la matière. Les institutions financières
entretiennent la confusion avec leur communication sur les produits verts.
Le climat et la biodiversité n’ont pas vocation à devenir une valeur d’actif
négociable sur les marchés. Ce ne sont pas des biens reproductibles. Pas
plus que pour la Joconde ou Notre-Dame de Paris, les marchés n’ont pas la
moindre légitimité à leur donner un prix. Introduire dans le système marchand
une valeur environnementale, c’est imposer un nouveau mode de valorisation
qui incorpore le coût des dommages environnementaux. Pour paraphraser
le regretté Jacques Weber, « la nature n’a pas de prix, mais sa destruction a
un coût ». C’est ce coût qu’il convient d’intégrer dans les valeurs échangées.
Sous l’angle énergétique, c’est le rôle de la tarification carbone, qui permet
d’accélérer la sortie des énergies fossiles. Techniquement, elle ne pose guère
de problèmes du fait de l’équivalent CO2 qui sert d’étalon unique. La difficulté
est de gérer ses effets distributifs. La tarification par la taxe est mieux adaptée
à l’échelle nationale, car il existe des ministères de finances qui sont des
orfèvres pour lever des impôts (mais pas pour les redistribuer). La tarification
par systèmes de quotas exige une régulation plus complexe. Le système
européen d’échange de quotas de CO2 en est le prototype aujourd’hui le
plus achevé dans le monde. C’est un outil très puissant qui s’apparente à un
système de rationnement avec flexibilité.
Pour la partie « carbone vivant » concernant le captage du CO2 par les puits
de carbone, l’affaire est plus corsée. Le bouclage du cycle du carbone repose
sur la diversité des écosystèmes marins et terrestres. Mais ces écosystèmes
produisent beaucoup d’autres services essentiels aux activités humaines.
L’étalon CO2 n’a plus qu’une utilité limitée car il ne concerne qu’une partie de
ces services écosystémiques.
Des progrès sont faits dans l’évaluation de ces services écosystémiques. Ils
permettront sans doute d’élargir les solutions « basées sur la nature » dont
l’utilité ne fait aucun doute. La difficulté est que chaque écosystème est
particulier et que sa valeur dépend d’une multiplicité d’interactions entre êtres
vivants. On ne sait guère répliquer à grande échelle les pilotes fonctionnant
localement. Le changement d’échelle est pourtant un enjeu majeur : pour viser
la neutralité carbone, la transformation agroécologique et aussi déterminante
que la transition énergétique.
Les difficultés techniques de la tarification environnementale masquent ici un
problème plus fondamental. Ce qui est en jeu est notre rapport à la nature
et aux multiples êtres vivants la composant : ceux que nous voyons et qui
peuvent nous ressembler ; ceux que nous transformons en aliments pour notre
subsistance ; ceux invisibles, comme les virus avec lesquels nous cohabitons.

Notes :

  1. Yves Citton, Panique virale : comment ne pas rater la catastrophe ? AOC Media, 7 avril 2020.
  2. Mark Carney, Putting values above valuations, The Economist, April 18th24th 2020, P.51.
  3. Guillaume Bazot, Les inégalités s’accroissent-elles vraiment ? La vie des Idées, Collège de France, 2 juin 2020

Lire l’article dans l’ouvrage collectif : cliquer ICI.

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