
« Solitaire, pauvre, pénible, brutale et courte » : c’est ainsi que le philosophe anglais Thomas Hobbes décrivait, dans Léviathan, la vie humaine à l’état de nature. Dans les pays riches ou ceux qui s’enrichissent, nous en sommes loin : nous sommes confrontés non pas au manque mais à l’abondance de ressources, à commencer par l’énergie carbonée. Une situation inédite à l’échelle de l’humanité, porteuse de croissance mais aussi d’un effet pervers de taille : le dérèglement climatique. Les économistes, d’ordinaire préoccupés par le dépassement de la rareté, n’ont porté que récemment leur regard sur les pathologies de l’abondance. C’est le cas de l’un d’entre eux, Christian de Perthuis, professeur à l’université Paris-Dauphine, où il a fondé la chaire d’économie du climat, qui publie Carbone fossile, carbone vivant. Vers une nouvelle économie du climat (Gallimard).
Cet ouvrage, dense et agréable à lire, associe références scientifiques et considérations concrètes à l’appui de propositions de politiques publiques. Car l’enjeu est bien là : si l’abandon des énergies fossiles à la faveur des énergies décarbonées n’a rien, à moyen et à long termes, de techniquement impossible, il nous manque encore une volonté politique qui soit à la hauteur des circonstances.
L’Express : Vous analysez le dérèglement climatique comme une crise de l’abondance. Que voulez-vous dire ?
Christian de Perthuis : Depuis que l’économique politique existe, on attend des économistes qu’ils trouvent le moyen de dépasser des seuils de rareté pour créer de l’abondance. Cela concerne l’ensemble des facteurs de production : travail, capital, matières premières. Concernant l’énergie, le premier à tirer la sonnette d’alarme, en 1865, a été le Britannique Williams Jevons, dans son ouvrage Sur la question du charbon. Plus récemment, en 1972, le rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance réitère cette analyse en étudiant de façon prospective les risques d’un effondrement des économies provoqué par la rareté des matières premières.
La crise climatique oblige à changer de logiciel. Elle provient de la trop grande abondance de trois produits : le carbone, le pétrole et le gaz. Lorsque j’ai commencé à pratiquer l’économie, le modèle de référence en matière énergétique était de décrire le chemin optimal pour utiliser les énergies fossiles le plus longtemps possible. C’était la règle de Harold Hotelling, du nom d’un économiste américain de l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus de repousser les barrières de la rareté de l’énergie fossile. Il est de trouver la bonne façon de recréer la rareté à grande échelle pour endiguer le réchauffement de la planète.
A côté de cette réflexion sur le carbone fossile, vous incitez à agir sur le carbone vivant. De quoi s’agit-il ?
Les énergies fossiles concernent 70 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre [GES]. Pour atteindre la neutralité climat, il faut également se préoccuper des 30 % restantes, principalement liées au carbone vivant, c’est-à-dire à l’agriculture, à la gestion des forêts et à celle des océans. Il y a deux enjeux majeurs : réduire les émissions spécifiques de l’agriculture qui résultent de l’impact sur le milieu naturel des techniques utilisées par les agriculteurs ; renforcer la capacité d’absorption du CO₂ par les puits naturels – les forêts, les sols et les océans. La déforestation est le premier facteur d’érosion des puits de carbone naturels. Sa cause principale a toujours été l’extension des systèmes agricoles. C’est vrai aujourd’hui dans les pays tropicaux comme cela le fut pendant longtemps dans les pays tempérés. Pour le carbone vivant, il faut favoriser la biodiversité en utilisant l’abondance du vivant pour produire de façon résiliente.
Pour consommer moins d’énergie, certains estiment qu’il faudrait moins produire et même viser la décroissance. D’autres misent sur les énergies propres. Où vous situez-vous ?
Nos sociétés doivent à la fois investir et désinvestir. Il faut investir dans les sources d’énergie décarbonée. La bonne nouvelle est que les énergies de flux – éolien et solaire – sont efficaces et compétitives face aux énergies fossiles. Ce n’est pas encore le cas de l’hydrogène vert, mais cela le deviendra. C’est le facteur clé de l’accélération actuelle de la transition énergétique. Mais ce n’est pas l’investissement dans ces énergies qui fait baisser les émissions de GES. C’est le désinvestissement des énergies fossiles. Depuis un siècle et demi, notre modèle énergétique repose sur l’accumulation des sources d’énergie ; il faut passer aujourd’hui à la soustraction. Autrement dit, retirer les actifs économiques liés à la production et à la consommation des énergies fossiles.
Le volet investissement est positif pour la croissance et le volet désinvestissement, négatif. De plus, le temps est compté, car il faut opérer cette double transformation en deux ou trois décennies pour limiter le réchauffement à 1,5 °C.
Quel sera l’impact de ce double mouvement sur l’économie ?
Cela dépend beaucoup des économies considérées. Dans les pays moins avancés, l’économie n’est pas encombrée d’actifs liés aux énergies fossiles. Si on met les moyens requis, la transition bas carbone y sera un facteur de croissance et d’amélioration du bien-être. Ces pays pourront sauter la case fossile et éviter le désinvestissement pesant sur la croissance. Dans ces pays, l’énergie solaire décentralisée permet d’accélérer l’accès à l’électricité dans les zones rurales. Elle ouvre de multiples possibilités agricoles grâce aux pompes solaires et aux réseaux électriques villageois.
A l’autre extrême, on a le « G17 », le groupe des pays dont l’économie repose sur la production et l’exportation d’énergie fossile. Pour eux, la transition énergétique a un coût énorme sur la croissance, même si certains d’entre eux ont un grand potentiel en matière d’énergie solaire. Le capital immobilisé pour la production et l’exportation d’énergie fossile à reconvertir y constitue l’ossature de l’économie. Les infrastructures énergétiques, comme les centrales thermiques, les pipelines ou les raffineries ont des durées de vie très longues. Le coût du transfert d’actif sera donc élevé, traumatisant même pour le capital humain du fait des reconversions professionnelles à engager.
L’Union européenne se trouve dans une situation intermédiaire. Il y a relativement peu d’actifs immobilisés pour la production d’énergie fossile mais beaucoup sont consacrés à l’utilisation de cette énergie qu’il faut retirer du système économique. Le solde de ce mouvement est bien incertain et dépendra de notre agilité à retirer du capital carboné au profit du décarboné. Or, si nos sociétés savent investir quand elles reçoivent les bonnes incitations, elles sont beaucoup moins agiles pour désinvestir.
Pouvez-vous donner des exemples de telles transitions ?
Prenez les véhicules électriques. Annoncer la construction d’une méga-usine de batteries électriques dans le Nord, c’est un bon créneau politique. Mais il faut, dans le même temps, reconvertir les fonderies qui servent à 80 % à la fabrication de moteurs thermiques ! Autre exemple : il y a en France plus de 10 millions de chaudières au fioul ou à gaz chez les particuliers. Il faudra les remplacer et les reconvertir, et avec elles tous les métiers afférents, comme celui de chauffagiste. C’est ce mouvement de désinvestissement ou de reconversion qui effraie les politiques.
Vous accordez également beaucoup d’importance à la demande d’énergie.
Une condition majeure pour que le désinvestissement des énergies fossiles se fasse dans les temps est de freiner la demande d’énergie. Dans le monde, la consommation d’énergie par habitant a doublé entre 1920 et 2020. Compte tenu de l’augmentation de la population, cela représente une multiplication par 8,5 de la consommation énergétique totale. Tous les scénarios prospectifs le montrent. Pour être dans les clous des scénarios du Giec, la sobriété énergétique est inévitable. Il faudra, demain, consommer moins d’énergie. Cela pose en premier lieu un problème d’équité, car l’effort ne doit à l’évidence pas reposer sur les pays ou les groupes sociaux qui n’ont pas aujourd’hui les moyens de satisfaire leurs besoins énergétiques de base. Sur le plan macroéconomique, moins de demande d’énergie ne peut que freiner la croissance.
Il y aura donc de la croissance et de la décroissance…
Oui, et le solde des deux est incertain. Mais est-ce la question principale ? La finalité de l’économie est non plus l’abondance mais la résilience par rapport aux contraintes écologiques globales comme le climat ou la biodiversité, souvent qualifiées de « limites planétaires ». La représentation de l’ »économie du donut » par l’économiste Kate Raworth est à cet égard très parlante. Pour que les systèmes économiques soient résilients, il faut maintenir l’économie entre un plancher de besoins basiques à satisfaire et le plafond des limites planétaires. Dans le livre, je me suis penché plus particulièrement sur l’énergie et l’alimentation, qui sont les plus directement rattachées à la question climatique.
Quels moyens préconisez-vous pour atteindre ces objectifs ?
Taxer le CO₂, soit par un système de taxe, soit par un système de quotas, afin de créer la rareté du carbone fossile. Le but est de renchérir le coût de l’énergie fossile sans en retourner le produit au producteur. Toute la difficulté est de redistribuer le produit de cette taxation pour maintenir des règles d’équité. La taxe carbone non redistribuée pèse plus sur les pauvres que sur les riches.
L’épisode des gilets jaunes en France en est une illustration frappante. En 2013, lors de l’introduction de la taxe carbone, j’avais préconisé de redistribuer un tiers de son produit aux quatre déciles des Français disposant des plus bas revenus. Cela aurait permis de contrer les effets anti-redistributifs de cette taxe. Le gouvernement a mis en place la taxe en « oubliant » la redistribution. Dès que le prix des énergies fossiles a remonté sur les marchés internationaux, on a eu la révolte des gilets jaunes. En Suède, la montée en régime de la taxe carbone s’est effectuée dans le cadre d’une réforme générale de la fiscalité intégrant ces impacts redistributifs. La taxe carbone a été relevée bien plus qu’en France sans poser de problème majeur.
Peut-on appliquer la même logique au carbone vivant ?
Non. Le problème à résoudre est de nature différente. Il s’agit non plus d’imposer de la rareté, comme pour le carbone fossile, mais, au contraire, de réinvestir dans l’abondance du vivant. C’est bien plus complexe. En premier lieu, cela pose un problème de métrique. Le calcul des émissions de carbone vivant est bien plus ardu que celui concernant le carbone fossile. Les émissions spécifiques agricoles et les incidences de l’usage des sols sur la capacité de stockage du CO₂ dépendent de multiples facteurs locaux. Par exemple, le potentiel de stockage du CO₂ par une forêt dépend de la croissance des arbres, tributaire de leur âge, de leur santé, des conditions climatiques. Quant aux océans, qui stockent le CO₂ grâce à la biodiversité, ils constituent tout simplement un angle mort des politiques climatiques.
Sur tous les continents, le levier d’action principal pour réduire l’empreinte climatique du carbone vivant est l’agriculture. C’est en reconvertissant les systèmes agricoles sur les fronts de déforestation qu’on viendra à bout de la déforestation tropicale. Plus généralement, les méthodes agroécologiques permettent de produire de façon efficace et résiliente en utilisant l’abondance du vivant. On a trop affaibli le milieu naturel. Au cœur de la Beauce, il y a parfois moins de biodiversité que dans Paris intra-muros. La biodiversité des sols obtenue en diversifiant les cultures, en maintenant un couvert végétal et en supprimant les labours permet de stocker du carbone dans les sols mais aussi d’accroître leur capacité à retenir l’eau. C’est une voie intéressante, tant pour lutter contre le réchauffement que pour faire face au stress hydrique.
Comme pour la transition énergétique, la transformation agroécologique ne portera ses fruits que si elle comporte un volet sur la demande alimentaire. Les modèles alimentaires trop riches en produits très transformés et issus de l’élevage de ruminants (bovins, ovins, caprins) ne sont pas compatibles avec les scénarios limitant le réchauffement au-dessous de 2 °C. L’impact des régimes alimentaires sur le climat est souvent sous-estimé. Dans le monde, sur 3 tonnes d’équivalent CO₂ qui sont rejetées dans l’atmosphère, 1 tonne provient de nos assiettes et 2 tonnes, de l’ensemble des autres usages.
Revenons à la taxe carbone. Comment peut-elle inciter à changer de type d’énergie si les plus gros consommateurs se voient toujours dédommagés de l’augmentation des prix ?
Vous faites allusion à la distribution gratuite des quotas aux industriels européens. Il est de fait surprenant que près de vingt ans après le démarrage du système, en 2005, la majorité des quotas soit délivrée gratuitement aux industriels. Avec un prix du quota de CO₂ proche de 100 euros la tonne, c’est aujourd’hui la plus grande subvention aux énergies fossiles en Europe. D’où l’importance du projet de mise en place d’un mécanisme d’ajustement aux frontières, qui permettrait d’éliminer les allocations gratuites tout en mettant à égalité les industriels européens avec leurs compétiteurs étrangers qui ne règlent pas de taxe carbone dans leur pays. Depuis que cette réforme est dans les tuyaux, les projets de décarbonation de l’industrie, par exemple ceux des hauts fourneaux de Dunkerque et de Fos-sur-Mer, se multiplient. La taxation du carbone fossile accélère bien le mouvement quand elle est correctement appliquée.
L’autre problème est la carence de tarification carbone des transports internationaux. Cela a alimenté la fronde des gilets jaunes : comment accepter socialement de payer une taxe carbone sur ses déplacements quotidiens pour lesquels on ne dispose pas toujours d’alternative quand d’autres pourront continuer à prendre l’avion sans régler de taxe équivalente ? On retrouve la question de l’équité, toujours centrale pour la transition énergétique. Au passage, on voit au travers de cet exemple que la taxe carbone n’est qu’un instrument de la transition parmi d’autres. Il ne peut être manié que s’il y a simultanément un investissement public massif en faveur des mobilités décarbonées, notamment les transports en commun et la mobilité douce dans les villes, pour offrir des alternatives aux citoyens.
Parmi les énergies décarbonées, vous n’avez pas évoqué le nucléaire.
Le nucléaire est une source énergétique décarbonée au même titre que le renouvelable. Quand on remplace du nucléaire par du renouvelable, on ne réduit pas les émissions de CO₂. Si on sort du nucléaire sans avoir des moyens décarbonés de substitution, on augmente, à consommation inchangée, les émissions. C’est ce qui s’est passé, à une échelle relativement réduite, quand l’Allemagne a accéléré sa sortie du nucléaire au lendemain de l’accident de Fukushima.
Dans les scénarios de l’Agence internationale de l’énergie, le nucléaire joue un rôle d’appoint dans la décarbonation des systèmes énergétiques qui repose avant tout sur les énergies de flux, beaucoup moins coûteuses, bien plus modulables et faciles à déployer. En France, la question se pose d’une façon très particulière, car nous sommes le seul pays au monde à avoir porté le nucléaire à 75 % de la production électrique. Il faut donc distinguer la gestion du parc existant de la question du « nouveau nucléaire ».
C’est-à-dire ?
Les scénarios prospectifs montrent qu’on n’aura pas assez d’électricité décarbonée si on ferme les centrales existantes, dont la grande majorité va atteindre 40 ans dans les prochaines années. Et c’est d’autant plus crucial que notre pays a pris un grand retard en matière de déploiement de l’éolien et du solaire. Je ne vois pas de chemin possible vers la neutralité sans un investissement massif – probablement supérieur à 50 milliards d’euros – pour maintenir la capacité de production du parc existant dans les conditions de sécurité édictées par l’Autorité de sûreté nucléaire. Sans de tels investissements, la situation de l’hiver dernier, où la moitié du parc s’est trouvée immobilisée, risque de se répéter. Un comble pour une énergie dite « pilotable ».
La question cruciale concerne le nouveau nucléaire. Il n’a pas été possible d’organiser un débat public sur cette question. Les données économiques sur le programme de six paires de futurs réacteurs dits « EPR », si elles existent, ne sont pas publiques. L’expérience des quatre premiers chantiers EPR montre combien cette technologie est coûteuse. A l’opposé, le coût du stockage de l’électricité par batterie et, demain, grâce à l’hydrogène vert, va continuer de baisser. Les problèmes de gestion de l’intermittence vont refluer. Et le point crucial sous l’angle économique est que les milliards d’euros investis dans le futur nucléaire ne le seront pas dans les renouvelables, qui constituent le moteur principal de la transition bas carbone. L’option prise par le gouvernement en faveur du nouveau nucléaire me semble pour le moins hasardeuse.
La mutation de nos pays vers une énergie décarbonée aura-t-elle un impact sur le dérèglement climatique si les plus grands émetteurs de GES que sont la Chine, les Etats-Unis et l’Inde ne réalisent pas le même effort ?
Le rythme de sortie des énergies fossiles va dépendre au premier chef de ce qui va se passer dans les pays émergents asiatiques. Mais que signifie exactement le terme « effort » ? Les Etats-Unis ont atteint leur pic d’émission de carbone fossile en 2005 à 20 tonnes de CO₂ par habitant. L’Europe a cessé d’accroître ses émissions dès 1980, à 12 tonnes de CO₂ par habitant. La Chine, aujourd’hui le premier émetteur mondial, est en passe d’atteindre son pic, vers 8 tonnes par habitant. L’Inde continue d’accroître rapidement les siennes, mais ses rejets de carbone fossile n’en sont qu’à 2 tonnes de CO₂ par habitant. Elle pourrait passer d’ici à quinze ans son pic, aux alentours de 3 à 4 tonnes par habitant. Qui aura fait le plus gros effort ? Et qui aura le plus contribué à la transition bas carbone ?
Bonjour Christian,
Je t’ai informé il y a quelques mois de l’initiative que la communauté Carbones sur factures (carbones-factures.org http://carbones-factures.org/) a lancée. Nous avons beaucoup progressé depuis : en sus de l’approche poids (carbone) des produits vendus à côté des prix en euros, nous avons pu mettre en place une mesure de la décarbonation qui ne souffre pas des maux habituels : doubles comptes, variation d’empreintes, etc. On peut ainsi passer aisément du micro ou macro. En plus de la documentation disponible sur le site, tu trouveras ci-joint un projet d’article pour variances.eu http://variances.eu/ qui paraîtra prochainement.
De plus, nous publierons une tribune dans Le Monde pour appeler les acteurs économiques et financiers à s’engager sur cette voie. Nous serions très honorés de te compter parmi les signataires.
Amicalement,
Alain Minczeles
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