Comment le climat déplace le débat sur la croissance et l’emploi

Tribune. Peut-on anticiper ce que sauver le climat impliquera comme transformations sur le marché du travail ? Traditionnellement, les économistes représentent le milieu naturel comme un stock de ressources dans lequel on peut puiser. Avec la crainte ancestrale de se heurter au mur de la rareté : pas assez de terres (Malthus), pas assez de biens agricoles (Ricardo), pas assez de charbon (Jevons), pas assez d’énergies fossiles (Club de Rome, rapport Meadows)… Et, à terme, la fin de la croissance économique et l’explosion du chômage.

Face à cette crainte, les économistes néoclassiques ont construit un contre-argumentaire basé sur la capacité du système marchand à toujours repousser le mur de la rareté. Le spectre du manque serait chaque fois déjoué par la capacité du système à trouver des substituts aux ressources qui, devenant rares, voient leurs prix relatifs augmenter, ouvrant la voie à « une croissance infinie dans un monde fini ».

Mais ce débat entre économistes se situait à l’intérieur d’un paradigme solidement ancré, dans lequel les crises proviennent de la rareté et le bien-être de l’abondance. Aujourd’hui, la crise climatique nous contraint à dépasser ce paradigme. Elle n’est pas une crise de la rareté, mais du trop-plein de gaz à effet de serre, qui résulte de notre addiction aux énergies fossiles, bien trop abondantes au regard de ce que peut contenir l’atmosphère sans risque de dérèglement climatique.

Pour ce faire, les économistes doivent opérer une révolution mentale. La nature n’est pas réductible à ce stock de ressources où puiser. Elle assure, en premier lieu, un ensemble de fonctions régulatrices pour lesquelles nous n’avons pas de substitut. Ces fonctions régulatrices sont autant de biens communs qu’il nous faut protéger.

Double mouvement

Dans son essai sur l’entropie, publié en 1971, The Entropy Law and the Economic Process, l’économiste américano-roumain Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) fut le premier à introduire cette vision prémonitoire d’une subordination de l’économie aux fonctions régulatrices assurées par le milieu naturel. A l’époque, il ne disposait pas des travaux scientifiques qui permettent aujourd’hui de mieux cerner les frontières planétaires à ne pas dépasser : couche d’ozone, climat, cycle de l’azote, cycle de l’eau, biodiversité…

Cela implique de reconfigurer le système énergétique en accélérant la transition vers un modèle libéré de sa dépendance aux énergies fossiles. Il s’agit d’une rupture sans précédent historique. Depuis un siècle et demi, on ne cesse d’empiler les sources d’énergie dans une logique additive. La transition bas carbone exige de basculer vers une logique substitutive, où les sources décarbonées chassent les fossiles du système.

Sur le plan économique, cette transformation exige un double mouvement d’investissement dans de nouveaux secteurs et métiers, et de désinvestissement dans d’autres, liés aux énergies fossiles. Le premier tend à doper la croissance et l’emploi quand le second va les freiner. Peut-on, dès lors, anticiper le solde ? Schématiquement, trois cas de figure se présentent.

Dans les économies reposant sur l’extraction d’énergie fossile, comme les monarchies pétrolières, le coût du désinvestissement est considérable. Il peut être amorti par des politiques proactives de reconversion des activités et des emplois, mais il aura un impact négatif sur la croissance et affectera le niveau de vie moyen. La qualité de la vie pourra cependant être améliorée si la transition s’accompagne de redistributions au détriment d’élites qui, trop souvent, ont accaparé les rentes énergétiques à leur profit.

Réussir dans les temps

Dans les économies industrialisées, la part des actifs et des emplois consacrés à la production et à la distribution d’énergie fossile représente une proportion moindre. Mais la transition exige de reconvertir nombre d’équipements, d’infrastructures et d’emplois liés à leur utilisation. Ce coût du désinvestissement, en particulier les reconversions sur le marché du travail, n’est guère provisionné dans les politiques publiques qui préfèrent subventionner l’investissement bas carbone. L’effet net de la transition sur le niveau de vie, l’emploi et la croissance est donc plus qu’incertain, car lié aux décisions politiques.

La situation est tout autre dans les pays moins avancés, qui ne sont pas encombrés des multiples infrastructures et équipements liés à la production ou à l’usage des énergies fossiles. Le coût du désinvestissement y est donc plus limité. L’investissement bas carbone y constitue un levier économiquement de plus en plus efficace pour élargir l’accès à l’énergie, en sautant la case fossile. La transition représente alors un potentiel d’accélération de la croissance et de création d’emplois nouveaux.

A moyen terme, la transition bas carbone implique avant tout une redistribution de l’activité et des emplois, avec des impacts positifs ou négatifs suivant les cas. L’important est de réussir dans les temps les transformations requises pour endiguer l’abondance des énergies fossiles. Si on n’y parvient pas, c’est à l’ensemble de l’économie mondiale que les impacts du réchauffement imposeront, d’ici deux à trois décennies, une inexorable spirale récessive et la multiplication des crises sociales.

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