
Tribune. Avec le blocage des ports de la mer Noire, la guerre en Ukraine a provoqué une envolée des cours du blé, du maïs et des oléagineux, trois composantes majeures de l’indice du prix des denrées de base, calculé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) depuis 1961. Cet indice dépasse désormais ses plus hauts historiques. Depuis soixante ans, jamais l’accès aux denrées alimentaires de base n’avait été aussi coûteux en termes réels.
Cette inflation agricole va porter un coup très sévère à la sécurité alimentaire dans le monde. La FAO estime à un peu plus de 800 millions le nombre de personnes souffrant de la faim, dans le monde. D’après ses estimations, le conflit risque de l’augmenter de 7 à 13 millions, principalement en Asie-Pacifique et en Afrique subsaharienne.
Pour limiter les dégâts, la première action consiste à veiller au bon fonctionnement des marchés internationaux. Près de 30 % des exportations mondiales de blé, 18 % de celles de maïs et plus de 70 % de celles d’huile de tournesol sont bloquées par le conflit. A court terme, les stocks permettent de leur trouver des alternatives. Encore faut-il que le marché puisse redistribuer les flux en enrayant la spirale haussière des prix. Cela est préconisé tant par la FAO que par l’initiative européenne « Food And Agriculture Resilience Mission » (FARM), annoncée par Emmanuel Macron lors du G7 en mars.
Marchés domestiques
Mais, derrière les déclarations d’intention, on discerne mal les moyens d’action. L’Union européenne, qui hier croulait sous des montagnes de beurre et de céréales, a réformé ses organisations de marché. Elle a démantelé ses moyens d’intervention et ne dispose plus d’aucun stock stratégique en matière alimentaire. Il n’existe pas, au plan mondial, de système de gestion concertée des stocks pour réguler les marchés. Dans ce contexte, ce sont les grands opérateurs privés qui détiennent la majorité des stocks. En l’absence de régulation, ils n’ont aucune raison de freiner la hausse des cours, qui conforte leurs marges. Le risque de spéculation est donc important.
Le « chacun pour soi » risque donc de prévaloir. L’Argentine a déjà annoncé une taxe sur l’exportation des farines et de l’huile de soja. La Russie a bloqué ses expéditions de céréales et de sucre vers la Biélorussie et les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale. La multiplication de ce type d’actions ne peut qu’accentuer la tension internationale des cours. Faute d’une régulation préventive, la seule action curative sera d’accroître les aides alimentaires d’urgence, qu’il faudra financer au prix fort, au risque de déstabiliser les marchés agricoles locaux.
Les marchés internationaux des denrées agricoles de base ont un rôle à jouer pour assurer la sécurité alimentaire mondiale, qui ne peut reposer sur la seule recherche d’autonomie ou d’autosuffisance de chaque pays ou région. Ces marchés ne doivent cependant jouer qu’un rôle de complément. La sécurité alimentaire de chaque pays repose en premier lieu sur le marché domestique, qui doit être protégé contre les concurrences internationales intempestives.
Vulnérabilité
Pour contrer la crise alimentaire qui vient, l’action la plus déterminante est la revalorisation des productions vivrières locales et l’organisation des marchés locaux. Cette action multiforme doit se construire à l’échelle des territoires par des approches multi-acteurs. A titre d’exemple, les cultures vivrières (manioc, mil, sorgho…) ont été concurrencées par des cultures de rente (hévéa, palmier à huile…) dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Revaloriser ces cultures vivrières contribue à la sécurité alimentaire tant des familles qui les produisent que des acheteurs urbains. Bien souvent, en l’absence d’organisation des marchés locaux, les agriculteurs ne voient pas trace de la hausse des cours mondiaux.
Le drame ukrainien pousse à s’interroger une fois de plus sur les modèles agricoles sur lesquels repose le système alimentaire mondial. La crise des marchés révèle la vulnérabilité de modèles trop spécialisés, à base de matériels génétiques uniformisés, d’intrants chimiques utilisés de façon irresponsable pour tenter de contrer le plafonnement des rendements, de la surexploitation de l’eau et plus généralement du milieu naturel.
’alternative réside dans la révolution des méthodes de production de l’agroécologie, qui vise à produire mieux, et, dans de nombreux cas, plus à l’hectare, en se reposant sur la diversité du milieu vivant : biocontrôle plutôt que produits phytosanitaires, maintien du couvert végétal, fertilisation organique des sols, etc.
L’agroécologie est la clé du maintien durable de niveaux élevés de production et de la résistance aux effets croissants du changement climatique. Elle implique de réorienter les priorités des politiques et des investissements de développement au profit de la masse des exploitations agricoles familiales, sur qui repose en premier lieu la sécurité alimentaire du monde. Le contexte de la crise alimentaire qui menace lui donne une résonance particulière.
Elphège Ghestem est directrice générale d’Agrisud International ; Joël Lebreton est président d’Agrisud International ; Christian de Perthuis est administrateur d’Agrisud International et professeur à l’université Paris Dauphine-PSL.
Lire la tribune sur le site du journal Le Monde : Tribune
Lire un article complémentaire paru dans The Conversation : Article
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Un avis sur « Tribune AGRISUD INTERNATIONAL »