Agriculture, forêt, eau : politiques sectorielles face aux enjeux climatiques

Article paru en avril 2024 dans le dossier de Confrontations Europe sur l’eau

Le mouvement de protestation des agriculteurs s’est répandu dans toute l’Europe comme une trainée de poudre l’hiver dernier. Parmi ses motifs, le ras-le-bol des normes environnementales, des restrictions d’irrigation ou des objectifs contraignants sur des rejets de gaz à effet de serre. L’alerte doit être prise au sérieux. Elle témoigne des limites des approches en silo face aux enjeux du réchauffement planétaire et de la perte de biodiversité.

La réussite du « Green deal » européen implique une reconfiguration des politiques sectorielles, pour faire face aux résistances qui ne manqueront pas surgir sur le chemin du « net-zéro » climatique en 2050. Cela concerne le carbone fossile et la transition énergétique pour laquelle le plus dur est devant nous, et encore plus le « carbone vivant », à commencer par l’agriculture et la forêt sans lesquelles il n’y a pas de marche possible vers la neutralité climatique.

PAC et dérèglement climatique : la technique du sparadrap

Partons de l’agriculture. C’est de loin le secteur de l’économie le plus fortement encadré par des régulations européennes. Lancée au-début des années soixante, la PAC a favorisé la transformation des systèmes agricoles européens grâce à un système de prix garantis qui a permis à l’Union européenne de combler en quelques décennies le déficit massif de ses échanges agro-alimentaires.

Cette PAC originelle a été victime de son succès. Sitôt qu’un marché devient excédentaire, le coût du soutien de prix s’envole. Pour endiguer la hausse des coûts, la PAC a connu une profonde réforme consistant à contingenter la production laitière (1984) puis à convertir les garanties de prix en aides à l’hectare (1992). Malgré ces réformes, la PAC continue de mobiliser des sommes considérables : plus de 50 milliards d’euros en 2023, soit un tiers du budget européen.

Face au dérèglement climatique et ses impacts sur la biodiversité, la PAC n’a pas connu de réforme comparable à celle de 1992 provoquée par le dérèglement des marchés. On a répondu à la crise climatique par la technique du sparadrap en multipliant les éco-conditionnalités pour le versement des aides et en développant un « deuxième pilier » regroupant les aides non rattachées à un produit agricole. Sur la période récente, une couche supplémentaire est venue s’ajouter au dispositif, avec le programme dit « Farm to Fork ».

Cela a beaucoup complexifié, parfois à l’absurde, la vieille PAC mais ne l’a pas réformé en profondeur. Derrière la complexité administrative se cache une question plus fondamentale. Comme d’autres politiques sectorielles européennes, la PAC doit être repensée en fonction de la nouvelle donne climatique.

La résilience climatique, moteur de la transition agroécologique

Pour opérer cette reconstruction, il faut partir des contraintes qu’affrontent les agriculteurs face au réchauffement climatique. Les rapports du GIEC le rappellent les uns après les autres. L’agriculture, la sylviculture et la pêche sont les activités humaines les plus impactées par le réchauffement planétaire. Et ces impacts vont se durcir pendant au moins deux à trois décennies dans les scénarios les plus optimistes de réduction des émissions.

Contrairement à une idée reçue, les systèmes agricoles hyperspécialisés et industrialisés des pays du Nord sont très vulnérables. Au Canada, la canicule de 2021 a par exemple provoqué une recul de plus de 40% de la production de blé et de 60% des exportations. C’est pratiquement l’équivalent d’un an d’exportation de blé ukrainien qui a manqué sur le marché mondial lorsque la Russie a envahi l’Ukraine. Dans l’Union européenne, les rendements céréaliers stagnent ou régressent depuis deux décennies malgré le haut niveau de technicité des agriculteurs.

Pour les producteurs agricoles, l’adaptation aux changements climatiques est le premier ressort de la transformation agroécologique. Cette transformation consiste, non pas à produire moins, mais à produire différemment en utilisant des techniques qui utilisent la diversité biologique et ses multiples symbioses pour produire de façon résilient, et souvent de façon intensive à l’hectare. Le « bio » n’en constitue que l’une des modalités. La protection des sols, le maintien d’un couvert végétal, l’utilisation de l’arbre et de l’animal comme auxiliaires de culture, sont des volets majeurs de cette marche vers des systèmes agricoles régénérateurs et résilients.

Dans la grande majorité des cas, la reconversion des systèmes agricoles vers l’agroécologie permet de réduire fortement les émissions nets de gaz à effet de serre, en limitant ses rejets bruts et en stockant plus de carbone dans les sols agricoles. Autrement dit, les moyens engagés au titre de l’adaptation sont également ceux qui servent à l’atténuation du changement climatique.

L’agroécologie requiert bien plus de technicité de la part des agriculteurs que les systèmes conventionnels. Une condition de réussite est le redéploiement de la recherche publique et surtout des réseaux de conseil agricole, orientés dans le passé par des objectifs productivistes. Au plan économique, cela nécessite une redistribution des soutiens de la PAC.

Normes environnementales ou rémunération des services écosystémiques ?

La question des revenus des agriculteurs a été un catalyseur majeur de la protestation agricole. Elle a relancé en France la question du prix garanti, une revendication récurrente de la Confédération paysanne, un moment soutenue de façon inattendue par Emmanuel Macron.

Le prix garanti est socialement injuste car il protège bien plus les producteurs les mieux dotés en moyens de production. Il incite au productivisme et à la rentabilité de court terme au détriment de la résilience et des objectifs climatiques.

Une voie alternative est de garantir des prix écologiquement justes, en redistribuant la masse des soutiens agricoles, notamment ceux de la PAC, au prorata des services rendus par les agriculteurs grâce aux pratiques agroécologiques. Les expérimentations de paiements pour services écosystémiques et de compensation carbone permettent de tester la valeur des externalités positives à rémunérer. Ils sont l’un et l’autre perfectibles. Si on était capable de tarifer correctement ces valeurs pour guider les soutiens agricoles, les milliards de la PAC n’apparaîtraient plus comme des aides, mais comme une composante de la rémunération due aux agriculteurs pour services rendus.

Il est un domaine où le prix écologiquement juste serait particulièrement utile : celui des phytosanitaires. Le Nodu est un indicateur synthétique mesurant la quantité de substances nocives pour le vivant utilisée sur les exploitations. On devrait le coupler à une tarification rémunérant les pratiques réduisant l’usage de ces substances. Le Nodu ne serait alors plus une norme imposée par l’administration mais un instrument de valorisation des pratiques agroécologiques vertueuses. On pourrait alors le réintroduire, après simplification, à la place de l’indicateur européen HRI1 considéré comme moins pertinent par la communauté scientifique.

La protection du puits de carbone forestier

Lorsqu’on rejette 100 tonnes de CO2 dans l’atmosphère, 25 sont absorbées par les océans et un peu moins de 30 par les plantes, principalement grâce aux forêts. La protection de ces puits de carbone est une condition majeure de stabilisation du réchauffement climatique à moyen et long terme.

Dans le monde, le puits de carbone forestier est affaibli par des atteintes anthropiques – la déforestation – et par des rétroactions climatiques. L’Europe a historiquement été l’un des premiers foyers de déforestation du fait de l’extension des surfaces dédiées à l’agriculture et l’élevage. La superficie de ses forêts s’élargit désormais, principalement en raison de la déprise agricole. En revanche, la capacité d’absorption du CO2 par ses forêts est affectée par le réchauffement global. Sur la dernière décennie elle a diminué de pratiquement un tiers.

Cette érosion résulte marginalement d’une pression accrue sur les massifs pour la production de bois énergie. Pour l’essentiel, elle résulte de rétroactions climatiques : sécheresses et vagues de chaleurs freinant la croissance des arbres, remontée des invasifs augmentant leur mortalité, intensification des évènements extrêmes (tempêtes, incendies).

Protéger le puits de carbone forestier est une tâche de longue haleine car elle implique d’adapter la composition des massifs aux conditions climatiques de demain. La résilience des forêts passe généralement par un moindre recours aux exploitations en monoculture à rendements rapides, par la plantation d’essences diversifiées et résistantes aux stress climatiques et par une attention accrue portée aux cycles de l’eau.

Le réchauffement climatique et la « rareté de l’eau »

Le réchauffement planétaire perturbe le fonctionnement des sociétés via ses impacts sur le cycle de l’eau. Le dispositif européen mis en place depuis la directive cadre sur la gestion de l’eau adoptée en 2000, complétée par des textes plus ciblés comme ceux sur les nitrates ou les normes de qualité environnementale, ne prennent pas la mesure de ces impacts. Comme pour l’agriculture et la forêt, les enjeux climat et biodiversité vont impliquer de repenser ces dispositifs sectoriels.

Une difficulté est que les acteurs ont souvent une représentation erronée de ces impacts : le réchauffement accroîtrait la rareté de l’eau. Sa prise en compte consisterait donc à renforcer les régulations existantes luttant contre les gaspillages et promouvant la sobriété. La réalité est bien plus complexe. Le réchauffement n’accroît en aucune façon la rareté de l’eau. Il intensifie au contraire son cycle en accroissant le volume globale des précipitations tout en perturbant sa distribution dans l’espace et dans le temps.

Au sein de l’Union européenne, cela ne se traduit pas des impacts très contrastés. Dans les zones méridionales, les stress hydriques et les épisodes de précipitations intenses dévastatrices vont se multiplier ; dans les zones septentrionales, le volume global des précipitations va augmenter ainsi que leur irrégularité. La politique de l’eau va devoir s’adapter aux multiples changements de la cartographie des risques dont tous ne peuvent être anticipés avec certitude.

Les nouveaux défis de la politique de l’eau révèlent bien les interdépendances entre les approches sectorielles et les enjeux globaux climat-biodiversité. Les stratégies gagnantes seront celles utilisant positivement ces interdépendances. Par exemple, le stockage de l’eau dans les sols agricoles grâce à l’agroécologie permet de lutter contre les risques de déficit hydrique et de stocker du carbone dans les sols. Pratiquée sur les bassins versants, l’agroécologie limite les risques de crue et contribue à la purification de l’eau douce en évitant de coûteux investissements à l’aval.

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