
Si on vous dit « chaise pliante », « boomerang », « complotisme » ou encore « permafrost », à quoi pensez-vous ? Mais aussi « sans contact », « futurologie », voire « géomimétisme »… Vous l’aurez compris, il s’agit des grandes tendances en 2021 : Le cahier annuel que la fondation Jean Jaurès édite en partenariat avec les éditions de l’Aube. Dans cet ouvrage paru en avril 2021, les contributeurs ont cherché à les identifier et à les comprendre, pour nous aider à – collectivement – conjurer la menace d’un effondrement. La fondation m’avait demandé de traiter le mot « permafrost ».
Le mot « permafrost » a été introduit dans la langue anglaise par le paléontologue et géologue américain Siemon W Müller dans un rapport datant de 1943. Combinant les termes « Permanent » et « Frost », il désigne l’ensemble des sols qui ne dégèlent jamais en profondeur. Ceux de Sibérie où naquit Müller ou ceux d’Alaska qu’il étudia pour le compte de l’armée américaine durant la seconde guerre mondiale. Le Larousse recommande l’utilisation des formes francisées « pergélisol » ou « permagel ».
Le permafrost couvre 14 millions de Km2, soit un cinquième des terres émergées de la planète ou encore 25 fois la superficie de la France métropolitaine. La grande majorité du permafrost est située dans les hautes latitudes (Sibérie, Canada, Groenland, Alaska, …), là où le réchauffement climatique est de deux à trois fois plus rapide que la moyenne. Au-dessus du sol, ce réchauffement provoque la fonte de la calotte glaciaire. Sous la surface, il provoque une altération croissante du permafrost par dégel des couches souterraines.
Les premiers symptômes de l’altération du permafrost apparaissent en surface : les constructions reposant sur des fondations gelées sont affaiblies par la fonte du sous-sol. Cela concerne les maisons ou immeubles qui peuvent se fissurer puis s’effondrer, les routes qui se gondolent, les infrastructures industrielles et énergétiques qui subissent des dommages. Durant l’été 2020, plus de 20 000 tonnes de diesel se sont échappées d’une centrale thermique à proximité de la ville sibérienne de Norilsk. L’opérateur a attribué la responsabilité de cette pollution majeure à la fonte du permafrost qui aurait provoqué l’effondrement soudain de la cuve de stockage du combustible.

Ce type de dommage risque de se multiplier avec le réchauffement. D’après une récente étude de synthèse, 70% des constructions situées dans le cercle polaire risquent de se trouver dans des zones vulnérables d’ici 2050. Les techniques permettant de s’adapter sont connues : renforcement des fondations, constructions sur pilotis, isolation et refroidissement du sol en été. Elles exigent des investissements coûteux, pas toujours mis en œuvre dans les régions concernées.

(Aéroport d’Iqualuit dans le Nord canadien)
La vulnérabilité des constructions humaines en surface ne constitue cependant qu’un risque limité au regard des réactions en chaîne que pourrait déclencher le dégel du sous-sol. Le permafrost recèle en effet des quantités considérables de matières organiques. D’après le rapport du GIEC sur l’océan et la cryosphère (2009), de 1460 à 1600 Gt de carbone seraient actuellement piégés dans le sous-sol gelé, soit l’équivalent de deux fois celui présent dans l’atmosphère ou encore le tiers du stock contenu dans les réserves ultimes d’énergie fossile.
Quand le permafrost fond, le sol se remet en activité. Le gel agit en effet comme un immense congélateur qui bloque l’activité des micro-organismes. Avec le dégel du sous-sol, ces micro-organismes reprennent du service en minéralisant la matière organique pour produire toutes sortes de nutriments utilisables par les plantes. Cette activité microbienne libère simultanément du CO2 et du méthane qui repartent dans l’atmosphère.
Si le dégel du permafrost libérait la totalité du carbone piégé dans le sous-sol, le stock de carbone dans l’atmosphère serait multiplié par trois. Cela constituerait une boucle de rétroaction gravissime, provoquant un emballement du réchauffement global. Un tel scénario n’est cependant guère vraisemblable. La remise en route de l’activité du sous-sol n’intervient que dans la couche superficielle du permafrost. Elle a de plus un impact bénéfique sur la croissance des plantes qui absorbent au contraire le CO2 de l’atmosphère. L’estimation des rejets de CO2 et de méthane résultant de la fonte du permafrost est en réalité un véritable casse-tête pour les chercheurs.

Dans son rapport de 2019, le GIEC indique en premier lieu qu’il y a une grande incertitude sur les impacts du dégel passé du permafrost sur les rejets nets de carbone. Les modèles prospectifs donnent des fourchettes très large à l’horizon 2100 : le dégel pourrait concerner de 2 à 66% des couches superficielles dans des scénarios de réchauffement à moins de 2°C, et atteindre de 30 à 99% de ces couches dans les scénarios de réchauffements les plus rapides. Au total, les rejets de carbone pourraient atteindre de 10 à 100 Gt, avec un maximum de 240 Gt, soit 15% du stock actuellement piégé dans le sous-sol. De 40 à 70% de ces rejets pourraient s’effectuer sous forme de méthane qui exerce un pouvoir de réchauffement sur cent ans 28 fois supérieur à celui du CO2.
Un autre risque majeur du réveil des micro-organismes provoqué par le dégel concerne la santé. Les bactéries jouent un rôle essentiel dans la minéralisation de la matière organique et la croissance des plantes. Beaucoup sont indispensables au fonctionnement de notre organisme. Mais certaines sont pathogènes, comme le bacille de charbon. Signal précurseur ? La maladie du charbon qui était éradiquée depuis 1941 dans la péninsule du Yamal est réapparue pendant l’été particulièrement doux de 2016. Réactivé par le dégel, le bacille a contaminé les élevages de rennes, encore nombreux dans cette région de Sibérie occidentale. Malgré la mise en quarantaine de la population et l’abattage de dizaine de milliers d’animaux, plusieurs centaines de personnes ont été hospitalisées et un enfant de douze ans est décédé.
Autre découverte inquiétante : celle du Pithovirus, un virus géant qui sommeillait depuis 30 000 ans dans les profondeurs glacées du permafrost. Dans la matière organique gelée dans le sous-sol se trouvent de nombreux cadavres d’animaux souvent bien conservés par le froid. On y trouve notamment les grands mammifères aujourd’hui disparus, comme le mammouth, qui ont peuplé l’Arctique pendant l’ère du Pléistocène (-2,6 millions d’années à -12 000 ans).
Ces animaux ont transporté de multiples microbes mis à l’arrêt par le froid. Il est impossible d’anticiper combien se réveilleront avec le dégel et encore moins de savoir s’ils seront porteurs de maladies transmissibles à l’homme. Comme l’indiquent Chantal Abergel et Jean-Michel Claverie à l’origine de la découverte de ce nouveau virus géant, « le Pithovirus n’est pas un pathogène pour l’homme, mais qu’en est-il de tous les autres virus éventuellement présents dans les couches profondes du permafrost ? ».
La fonte du permafrost nous expose ainsi à un double risque d’accélération du réchauffement et d’apparition d’épidémies. Pour faire face, il faut avant tout infléchir la trajectoire mondiale d’émission de gaz à effet de serre. Mais un renforcement de l’action climatique globale ne suffira pas. Il convient également d’identifier les actions ciblées permettant de renforcer, Comme dans le cas de la Covid-19, notre résilience face à ce double risque climatique et sanitaire.
La mobilisation de la recherche est un levier indispensable. Mieux comprendre ce qui se passe sous le sol quand la température s’élève en surface est crucial pour anticiper le rythme du dégel du permafrost. La circulation souterraine de l’eau est un paramètre central. Son étude permet de comprendre les accélérations soudaines de la fragilisation du permafrost, avec glissements de terrains et dangerosité accrue en surface.
Un autre champ stratégique concerne les impacts du dégel du permafrost sur l’équilibre des écosystèmes. Le programme européen « Permthaw » a mis en relief des mécanismes importants concernant le méthane. Les rejets de méthane engendrés par le dégel sont spectaculaires car ils forment des cratères à la surface du sol. Ils constituent une menace majeure d’accélération du dérèglement climatique du fait du pouvoir de réchauffement élevé de ce gaz. Les expérimentations conduites dans le cadre du programme Permthaw suggèrent que le dégel provoque des rejets immédiats de méthane, mais peut conduire après plusieurs années à de nouveaux écosystèmes stockant du méthane dans le sol.
L’action humaine peut-elle agir sur ces écosystèmes pour lutter contre les effets du réchauffement ? C’est à cette question que s’est attelée la Station sibérienne du Nord-Est installée en 1980 par Sergey A. Zimov à Tcherski, au cœur des immenses espaces de la Yakoutie, la République de Russie la plus étendue (5,5 fois la superficie de la France métropolitaine). Zimov a été l’un des premiers à alerter sur les risques de rejet de carbone dans l’atmosphère, sous forme de CO2 ou de méthane.
Au fil des ans, Zimov s’est forgé une conviction, exposée dans son article « Pleistocene Park: Return of the Mammoth’s Ecosystem » paru en 2005 dans Science : la profondeur du permafrost (plusieurs centaines de mètres en Sibérie) et la quantité de matière organique qu’il recèle s’expliquent par les caractéristique de l’écosystème arctique durant l’ère du Pléistocène. Cet écosystème à dominante herbagère supportait de nombreux mammifères géants et toute une faune d’herbivores. C’est ce qui lui permit de stocker autant de carbone dans le sol. Pour conserver ce carbone dans le sol, la meilleure voie consisterait d’après Zimov à reconstituer un tel système en réintroduisant ces animaux quand ils n’ont pas totalement disparu.

Joignant l’action à la réflexion, Zimov s’est engagé dans une expérimentation dans le « parc du Pléistocène » créé en 1988 : une réserve naturelle s’étendant sur 160 km2, où sont réintroduits bisons, bœufs musqués, races locales de chevaux sauvages et beaucoup d’autres animaux. L’objectif est de régénérer et d’étendre les herbages pour stocker le carbone dans le sol et de freiner le dégel notamment grâce au piétinement des animaux sur la neige. Parfois considérées avec ironie, ces recherches sont prometteuses. Elles témoignent de la place grandissante de la protection des sols dans l’action climatique. Le récent rapport du GIEC sur les sols nous l’a rappelé dans le cas des zones de plus basses latitudes où la reconstitution du couvert végétal est une arme décisive pour stocker le carbone et freiner la désertification. Zimov et ses équipes nous le rappellent dans le cas du permafrost, même s’il est trop tard pour réintroduire le mammouth dans la Toundra.
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