Lecture : Sans transition, une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz

Le dernier ouvrage de Jean Baptiste Fressoz

« La transition énergétique n’aura pas lieu » nous dit le bandeau apposé par l’éditeur sur le récent livre de mon collègue historien Jean-Baptiste Fressoz. Je recommande ce livre pour une raison strictement inverse : sa lecture est très utile pour réussir la transition bas carbone qui aura bien lieu.

L’ouvrage se penche sur deux histoires. Celle de l’addition des sources primaires d’énergie renvoyant au concept de « symbiose ». Celle du concept de « transition énergétique » qui, d’après l’auteur, « nous empêche de penser correctement le défi climatique » (P.14).

Une histoire d’additions et de symbioses

L’événement anthropocène, co-écrit avec Christophe Bonneuil, nous avait déjà mis en garde voici quelques années. L’histoire des systèmes énergétiques est une histoire d’additions. Pour comprendre son lien avec le climat, il faut donc « s’intéresser aux valeurs absolues et non aux dynamiques relatives » (P.31).

L’ histoire des valeurs absolues à laquelle nous convie Fressoz s’oppose à la représentation des transitions énergétiques définies comme passage d’une source d’énergie dominante à une autre. Il n’y a pas eu un âge de la biomasse auquel aurait succédé celui du charbon, puis du pétrole et du gaz. Dans l’attente de l’avènement quasi mécanique de l’âge des énergies décarbonées. Le statisticien (et l’économiste du climat) s’en rend immédiatement compte, sitôt qu’il considère les grandeurs absolues : on utilise aujourd’hui dans le monde beaucoup plus de toutes les sources d’énergie qu’il y a un siècle, charbon et bois inclus.

L’apport de Fressoz est d’analyser avec soin ce qu’il appelle les symbioses entre sources énergétiques. Le terme est judicieusement choisi. les symbioses sont les « associations durables et profitables entre organismes » nous rappelle le Larousse. Elles sont habituellement observées entre êtres vivants. Fressoz transfère la notion aux différentes sources d’énergie. Et cela fonctionne rudement bien depuis le début de la révolution industrielle. Je ne vous citerai que quelques exemples tirés du livre :

  • Dès le démarrage de l’aventure charbonnières, le nouveau minerai dope la consommation de bois. Les bois d’étais constituent de véritable « forêts souterraines » (P.78) peuplant les mines européennes. Ils ne poussent pas dans la mine, bien entendu, mais encombrent à perte de vue le port de Cardiff où ils sont déchargés avant de rejoindre les mines du Pays de Galle (Photo, P.89). Autre secteur gros consommateur de bois : les chemins de fer. Il faut des traverses pour poser les rails et pendant longtemps, les locomotives à vapeur continuent d’utiliser du bois pour mouvoir les trains.
  • Plus inattendue, la symbiose entre le pétrole et le bois. Jusqu’aux années 1920, le bois est la première matière première requise pour produire du pétrole. En témoignent les forêts de Derricks en bois au Texas ou l’usine géante de tonneaux utilisés pour le transport de pétrole construite par la Standard Oil au-début du siècle dernier (photos P.160-161).
  • Certes, le métal remplacera ensuite le bois pour le matériel d’exploration et le transport de pétrole. Apparaît alors une nouvelle symbiose entre charbon et pétrole : le charbon est l’énergie utilisée pour fabriquer les multiples tuyaux, réservoirs et engins requis pour produire et utiliser le pétrole. La photo prise en 1947 à Dearborn (Michigan) nous montre les immenses tas de charbon et de minerai de fer aux portes de l’usine automobile de Ford, l’une des plus grandes au monde (P.118).

Ces symbioses seraient elles temporaires, témoignant de l’inertie des systèmes énergétiques pour disparaître avec le temps ? Rien n’est moins sûr. La centrale électrique Drax, la plus puissante du Royaume-Uni, fonctionnait exclusivement au charbon jusqu’au début des années 2010. Elle était l’une des installations les plus émettrices de CO2 en Europe. Elle a depuis basculé au bois et va investir dans des équipements de captage et stockage du CO2 pour devenir à « émissions négatives ». Une option technique qualifiée de « rocambolesque » par Fressoz (P.313). Sauf que le livre ne nous dit rien sur ce qu’il faut faire face à ce type d’infrastructure énergétique. C’est sa grande limite. L’auteur semble presque s’en excuser au-début de la conclusion où il nous rappelle qu’il n’a pas voulu faire un ouvrage « contre » les renouvelables (P.321).

Du bon usage de la notion de transition énergétique

Après les compliments, un regard critique pour ouvrir la discussion. La limite de Sans transition, pour une nouvelle histoire de l’énergie provient de l’utilisation discutable du concept de transition, défini comme le passage d’une source dominante d’énergie à une autre.

Certes, les deux auteurs les plus connus auxquels Fressoz se réfère sont tombés dans le travers. Les modèles déterministes de Marchetti présentant les systèmes énergétiques comme une succession de courbes en cloche inversées, comme la thèse de Mitchell sur le passage du charbon au pétrole ne résistent pas au test des réalités historiques. Dont acte : ainsi définie, la transition énergétique ne nous est pas d’une grande utilité face au réchauffement global. Pire, elle pourrait entretenir l’illusion que le seul investissement dans les sources renouvelables (ou nucléaires) pourrait facilement nous écarter des sentiers de croissance reposant sur l’énergie fossile.

D’autres auteurs nous ont appris que l’histoire des transitions énergétiques ne devenait intelligible qu’à la condition d’utiliser une palette de variables bien plus large que la source d’énergie utilisée. C’est le cas du magistral ouvrage de l’historien américain John Mc Neill Du nouveau sous le soleil et surtout de celui de Vaclav Smil Energy Transition. Smil analyse en détail le rôle majeur des « convertisseurs » (turbines, moteurs à combustion internes, réseaux électriques, etc.) transformant les sources en énergie utile dans les transitions du passé. Il montre aussi combien les variations de la demande finale sont un paramètre incontournable.

Ainsi élargi, le concept de transition énergétique devient précieux pour organiser la sortie de notre économie basée sur les fossiles. Comme le savent les lecteurs de ce blog ou de Carbon fossile, carbone vivant, cette sortie impose notamment de désinvestir massivement de tout le capital immobilisé dans la production et l’utilisation des énergies fossiles. Elle requiert également de freiner la demande globale d’énergie ce qui pose en premier lieu la question de son inégale répartition dans un monde où l’accès à l’énergie pour tous est très loin d’être assuré.

En deux mots, s’il est correctement construit, le concept de transition énergétique nous permet de correctement appréhender le défi que peu d’auteurs nous permettent d’éclairer aussi bien que Jean-Baptiste Fressoz : passer de la logique de l’addition à celle de la soustraction.

  • Informations sur le livre de Jean-Baptiste Fressoz : ICI
  • Informations sur le livre de John Mc Neill : ICI
  • Informations sur le livre de Vaclav Smil : ICI
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3 commentaires sur « Lecture : Sans transition, une nouvelle histoire de l’énergie, Jean-Baptiste Fressoz »

  1. je ne comprends pas votre « critique » de Fressoz dans la deuxième partie. En quoi McNeill et Vaclav Smil « élargissent » le concept de transition ? En quoi disent-ils des choses que Fressoz n’a pas vu ? J’ai surtout l’impression que vous répondez au livre, qui est une considérable remise en question du type d’intelligibilité produit par les économistes sur les questions environnementales par une bonne couche de wishful thinking

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    1. Merci de votre commentaire.
      Comme je l’indique clairement dans la fiche de lecture, je recommande la lecture de l’ouvrage de Jean-Baptiste. Par ailleurs, j’ai toujours considéré que les économistes n’utilisaient pas suffisamment les travaux des historiens. Du reste Mc Neill et Smil sont également historiens. Je trouve que leurs travaux apportent des éclairages complémentaires importants au travail de Fressoz en mettant l’accent sur le rôle des convertisseur et de l’usage final de l’énergie.
      Bien cordialement.

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